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Toutes les espèces composant la faune aquatique ont des exigences thermiques spécifiques nécessaires à leur survie et à la réalisation de leur cycle de vie. Par exemple, les salmonidés sont des espèces particulièrement sensibles aux températures extrêmes. Elles bénéficient de l’hétérogénéité spatiale des ambiances thermiques au sein de la masse d’eau pour faire face aux périodes de stress. Lorsque les températures deviennent trop élevées, les salmonidés vont trouver refuge au sein de poches d’eau plus fraîches et ainsi favoriser une thermorégulation comportementale. La présence de tels « refuges thermiques » participe au rôle joué par la température sur la structure et la distribution des espèces piscicoles qui peuplent nos rivières.

La température des cours d’eau suit la tendance actuelle de réchauffement global, avec des conséquences déjà visibles sur les différents compartiments biologiques. Les prédictions issues des modèles prévisionnistes suggèrent que la tendance va continuer, voire s’accentuer, dans les décennies à venir. Dans ce contexte, la présence de refuges thermiques en rivière sera probablement de plus en plus importante pour permettre aux espèces thermosensibles de faire face aux épisodes de canicule estivale. Ces refuges thermiques se caractérisent généralement par la présence, en été, d’une « poche » d’eau dont la température est quelques °C inférieure à celle de la masse d’eau générale. Ils sont généralement liés à la présence d’affluents, de remontées de nappe alluviale, de recyclage local des écoulements hyporhéiques, etc. Leur détection in situ, à l’aide de thermomètres ou de sondes multiparamètres (les écoulements phréatiques pouvant également être caractérisés par une chimie différente) est faisable de manière locale et ponctuelle, mais est très compliquée voire impossible à l’échelle de la rivière. En revanche, lorsque le couvert végétal n’est pas trop dense et qu’il permet d’accéder au miroir (surface du cours d’eau) depuis les airs, il est possible de cartographier les températures de surface grâce à des outils de télédétection : c’est le cas de l’infrarouge thermique aéroporté (IRTa).

L’IRTa : un outil développé pour la recherche…

L’IRTa est un outil de télédétection qui permet de cartographier les températures de surface, afin d’en étudier la structure, la distribution et les potentiels facteurs de contrôle de manière spatiale. Le principe est relativement simple ; il consiste à embarquer une caméra thermique dans un appareil volant, que ce soit un avion, un hélicoptère, un ballon dirigeable, un ULM, ou un drone (Figure 1). Les images ainsi obtenues sont ensuite analysées et post-traitées pour en extraire des données spatiales de température. L’outil a commencé à être utilisé dans les années 1970, d’abord sur les écosystèmes marins et côtiers, puis pour l’étude des lacs. Son utilisation sur les cours d’eau a également été testée à cette même période mais n’a véritablement trouvé un écho dans la communauté scientifique qu’au tournant du 21e siècle (grâce notamment à Faux et al., 2001; Torgersen et al., 2001). Son développement s’est poursuivi au cours des 20 dernières années, surtout aux États-Unis puis en France et au Canada. Quelques études ponctuelles ont été recensées en France et ailleurs en Europe plus récemment. Malgré tout, le laboratoire EVS de Lyon a concentré la majorité des recherches scientifiques et des études de cas de ces dernières années sur le territoire français.

Chaîne d'acquisition et de traitement d'une campagne de mesure IRTa
Figure 1. Chaîne d’acquisition et de traitement classique d’une campagne de mesure IRTa (Crédit : B. Marteau, 2021).

… qui s’ouvre aujourd’hui à l’opérationnel

Ces développements méthodologiques et scientifiques récents ont permis de rendre l’outil plus performant et plus accessible. Pour autant, son utilisation s’est jusqu’ici cantonnée au domaine de la recherche scientifique, avec peu de passerelles vers le monde opérationnel. Depuis 2021, un consortium scientifique, établi autour de SCIMABIO Interface et regroupant le laboratoire EVS (Lyon), le centre de recherche INRS (Québec) et l’Université de Nottingham (Royaume-Uni) travaille au transfert opérationnel de cet outil. Des premières études, initialement prévues à l’été 2021 et repoussées à 2022 pour des raisons météorologiques, vont permettre d’illustrer l’utilisation de l’outil IRTa à des fins plus concrètes pour les acteurs de l’eau. En attendant les premiers retours d’expériences issus de ce consortium, les études menées ces dernières années par les différentes parties prenantes expliquent et démontrent l’intérêt de l’outil et les bénéfices qu’il apporte par rapport aux méthodes existantes.

Principes de fonctionnement

Le principe de fonctionnement de base est relativement simple. Comme tout corps dont la température est supérieure à 0°K (-273°C), l’eau émet des radiations thermiques qu’il est possible de mesurer à l’aide de capteurs spécifiques. En  mesurant la quantité de radiations au sein d’une longueur d’ondes donnée (7.5-14 µm), la caméra thermique est capable de fournir une information de température de l’objet visé à distance. En appliquant certaines formules de thermo-dynamique, cette quantité d’ondes peut être traduite en une valeur de température (Figure 2). Dans le cas de la télédétection, la caméra thermique (« capteur ») est embarquée sur un véhicule aérien (« vecteur ») afin de survoler et imager la zone d’intérêt.

Principe de fonctionnement de l'IRTa (infrarouge thermique aéroporté)
Figure 2. Schématisation du principe de fonctionnement de l’IRTa (Source : Marteau et al. (in progress)).

Traitement numérique et analyse des images

Une caméra « classique » est généralement embarquée en complément, pour obtenir une orthophoto de la rivière de manière simultanée (Figure 1). Les observations thermiques peuvent alors être confrontées et interprétées en lien avec la lecture du paysage. Enfin, des chaînes de traitement numériques ont été développées, notamment grâce à la photogrammétrie Structure-from-Motion, pour optimiser et faciliter le mosaïquage des images, leur géoréférencement dans l’espace et l’extraction des données de température (Figure 3). En plus d’accélérer le traitement des images, ces outils permettent d’assurer l’orthogonalité des cartes produites (c’est-à-dire leur chevauchement relatif), facilitant ensuite le référencement des observations et les comparaisons interannuelles le cas échéant.

L'alignement, le géoréférencement et le mosaïquage des images par photogrammétrie Structure-from-Motion
Figure 3. L’alignement, le géoréférencement et le mosaïquage des images se fait par photogrammétrie Structure-from-Motion (Crédit : B. Marteau, 2021).

Quelques exemples d’application:

> Recenser et caractériser les refuges thermiques

C’est l’atout majeur qu’apporte la cartographie des températures de surface : pouvoir déceler les poches d’eau (froides en été, ou chaudes en hiver), qui demeurent invisibles à l’œil nu. On peut ainsi en étudier leurs caractéristiques (taille, différentiel thermique, typologie), leur accessibilité potentielle (connectivité amont-aval, présence d’obstacles, etc.) et leur répartition, puis en faire le lien avec l’utilisation réelle de ces refuges par les poissons.

Visualisation des poches eau froide par l'IRTa le long du Doubs
Figure 4. Les poches d’eau froide le long des bancs alluviaux du Doubs illustrent la présence d’exfiltrations latérales, invisibles à l’œil nu mais décelable grâce à l’IRTa (Crédit : B. Marteau, 2019).

L’acquisition de photographies aériennes en même temps que les images thermiques constitue un atout majeur pour l’analyse et l’interprétation des résultats. Elle permet d’évaluer la véracité des observations et d’éliminer certains artefacts (ex. bancs de galets ombragés parfois plus frais que la masse d’eau, kayaks ou nageurs, etc.). Parfois, elle permet également de mettre directement en lien les observations thermiques avec des phénomènes biologiques d’agrégation et d’utilisation de ces refuges lorsque les conditions s’y présentent (Figure 5).

Agrégation de poissons observés par télédétection et couplage avec l'IRTa
Figure 5. Des phénomènes de « peloton » peuvent également être observés directement depuis les images acquises par télédétection (Source : O’Sullivan et al. (2021)).

L’un des points forts de l’IRTa est de pouvoir offrir un diagnostic du fonctionnement thermique d’un cours d’eau à large échelle (~10 à 50 km). Sur la rivière Drac, par exemple, l’outil a été utilisé pour comparer le fonctionnement d’un secteur en tresse « naturel » (avec relativement peu de modifications anthropiques directes) à celui d’un secteur restauré (élargissement de la bande active, injection de granulat et restauration de tresses). Résultats : 2 ans après la fin des travaux, la tresse restaurée présente un fonctionnement thermique très différent de la tresse « naturelle ». Au-delà des aspects quantitatifs (moins grande densité et diversité de refuges thermiques, gradients thermiques opposés), la cartographie thermique a permis de comprendre les raisons de ces différences ; des chenaux phréatiques existants mais déconnectés, des tresses sur-élargies et exposées au soleil, et un fonctionnement hyporhéique pour le moment inexistant (Figure 6).

Illustration sur la rivière Drac, après réhabilitation, de la déconnexion des apports phréatiques latéraux et de l’aspect encore artificiel des chenaux principaux
Figure 6. Illustration sur la rivière Drac, après réhabilitation, de la déconnexion des apports phréatiques latéraux et de l’aspect encore artificiel des chenaux principaux (Crédit : Baptiste Marteau, EVS, 2018).

> Identifier les facteurs de contrôle à l’échelle du paysage

En appliquant l’IRTa à l’échelle du bassin versant, il est possible d’étudier les facteurs qui contrôlent la répartition des refuges à très large échelle, et donc de pouvoir cibler d’éventuelles actions de conservation ou de réhabilitation à mettre en place. Lors d’une étude sur plus de 700km de rivière au Canada (rivière Restigouche), Dugdale et al. (2015) ont pu montrer que les refuges étaient majoritairement présents aux alentours des affluents (connexions par les nappes en plus des apports propres au niveau de la confluence) et sur les secteurs où la vallée n’est ni trop resserrée (peu d’échanges verticaux), ni trop élargie (échanges principalement latéraux et donc peu de remontées vers la surface) (Figure 7).

Lien entre les facteurs paysagers et la répartition des refuges thermiques (ici : proximité des affluents et confinement de la vallée) permet de mieux cibler les secteurs potentiels et d’aider à la mise en place de mesures de conservation ou de restauration
Figure 7. Faire le lien entre les facteurs paysagers et la répartition des refuges thermiques (ici : proximité des affluents et confinement de la vallée) permet de mieux cibler les secteurs potentiels et d’aider à la mise en place de mesures de conservation ou de restauration. (Source : Dugdale et al. (2015)).

De nombreux autres exemples à venir…

SCIMABIO Interface travaille sur le déploiement à plus large échelle de l’outil IRT et le développement d’un système d’acquisition multi-plateforme pour s’adapter à toutes les configurations de projets et de rivières.

L’outil est aujourd’hui opérationnel et nous pouvons à la demande intervenir sur l’ensemble du territoire français pour réaliser des cartographies des habitats thermiques en rivières.

Contacts : Arnaud Caudron (arnaud.caudron@scimabio-interface.fr)

Baptiste Marteau (baptiste.marteau@scimabio-interface.fr)

Références:

Dugdale SJ, Bergeron NE, St-Hilaire A. 2015. Spatial distribution of thermal refuges analysed in relation to riverscape hydromorphology using airborne thermal infrared imagery. Remote Sensing of Environment 160 : 43–55. DOI: 10.1016/j.rse.2014.12.021

Faux RN, Lachowski H, Maus P, Torgersen CE, Boyd MS. 2001. New approaches for monitoring stream temperature: Airborne thermal infrared remote sensing. Project Report: Integration of Remote Sensing : 29.

Marteau B, Georges B, Michez A, Piégay H, Lejeune P. (in progress). A comparative study of thermal sensors used for riverscape surveys through airborne TIR. Remote Sensing

O’Sullivan A, Linnansaari T, Leavitt J, Samways KM, Kurylyk BL, Curry RA. 2021. The salmon-peloton: hydraulic habitat shifts of adult Atlantic salmon (Salmo salar) due to behaviour thermoregulation. bioRxiv preprint [online] Available from: https://doi.org/10.1101/2021.04.19.440497

Torgersen CE, Faux RN, McIntosh BA, Poage NJ, Norton DJ. 2001. Airborne thermal remote sensing for water temperature assessment in rivers and streams. Remote Sensing of Environment 76 : 386–398. DOI: 10.1016/S0034-4257(01)00186-9